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Image  Par Arnault SCHMIT, Master 2 Droit du patrimoine professionnel

Qui, de l’usufruitier ou du nu-propriétaire, doit profiter de la distribution des réserves ?

Civil - Personnes et famille/patrimoine
12/09/2016
Rédigé sous la direction de Pascal LAVIELLE, directeur du pôle ingénierie patrimoniale et support juridique - Cardif BNP Paribas
En partenariat avec le Master 2 Droit du patrimoine professionnel (223), Université Paris-Dauphine

Par deux fois, le 27 mai 2015 en matière de droit de mutation à titre gratuit (Cass. com., 27 mai 2015, n° 14-16.246) et le 24 mai dernier en matière d’impôt sur la fortune (Cass. com., 24 mai 2016, n° 15-17.788), la chambre commerciale de la Cour de cassation confirme sa jurisprudence au sujet du quasi-usufruit sur les dividendes versés en prélèvement de la réserve, et va jusqu’à reconnaitre le caractère déductible de la dette de restitution dont le quasi-usufruitier est redevable. Néanmoins, le 22 juin dernier, la première chambre civile rend un arrêt inattendu et réfute l’existence même de ce quasi-usufruit (Cass. 1re civ., 22 juin 2016, n° 15-19.471).

La mise en réserve du bénéfice distribuable


À qui appartiennent les bénéfices réalisés par l’entreprise lorsque les titres sociaux sont démembrés ? Cette question est un des grands débats qui a pu animer le droit des sociétés et dont nous pouvions légitimement penser qu’il était désormais clôt.

Le bénéfice réalisé par l’entreprise est avant tout un acquêt qui appartient à la société. Il est qualifié de distribuable lorsque toutes les charges auxquelles est confrontée la société ont été apurées. Ensuite, il peut être affecté soit à la rémunération du capital, le bénéfice alors distribué prend la nature de fruit et tombe en pleine propriété dans les mains de l’usufruitier, soit à la consolidation des capitaux propres, le bénéfice mis en réserve prend alors la nature de produit capitalisé et vient augmenter les droits théoriques du nu-propriétaire. Cette répartition sous forme d’un vote d’affectation est une prérogative de l’usufruitier, elle est qualifiée d’ordre public par la jurisprudence sur le fondement de l’article 1844 alinéa 3 du Code civil. Ce principe conduit la Cour de cassation à préciser (Cass. com., 23 oct. 1990, n° 89-13.999) que l’usufruitier a droit aux bénéfices distribués et non aux bénéfices distribuables.

En outre, la chambre commerciale (Cass. com., 10 févr. 2009, n° 07-21.806) a écarté l’analyse de l’administration fiscale qui voyait une donation déguisée dans le choix de ce dernier de procéder à une mise en réserve systématique des bénéfices. Le juge suprême souligne qu’il ne peut s’agir d’un acte de dépouillement puisqu’au moment du vote, le bénéfice est encore dans le patrimoine social et non dans celui de l’usufruitier. Point de libéralité sans dépouillement, l’usufruitier n’a droit qu’aux dividendes et ne peut donc les donner que lorsque le bénéfice distribuable a pris la nature de bénéfice distribué, soit après le vote d’affectation.

Mais ensuite, quelle est la nature des distributions de réserve ? Sont-ce des fruits perçus par l’usufruitier ? Des produits faisant l’objet d’un quasi-usufruit ? Ou bien un accroissement du capital revenant de plein droit au nu-propriétaire ? C’est bien l’objet de la divergence de point de vue entre doctrine, chambre commerciale et chambre civile.
 

     > Cet article fait partie du dossier spécial Patrimoine 2016


 

L’usufruitier et les dividendes distribués par prélèvement sur la réserve

 

La chambre commerciale forme sa jurisprudence


Au travers de ses arrêts susnommés de mai 2015 et 2016, la chambre commerciale consacre la qualification du bénéfice mis en réserve comme un produit qui, sans être automatiquement intégré au capital social, représente un profit capitalisé et donc un accroissement de l’actif. Les réserves n’appartiennent ni au nu-propriétaire, ni à l’usufruitier et ne peuvent pas faire l’objet de convention de démembrement entre eux.

Néanmoins, par un attendu identique, les deux décisions reconnaissent que lorsque la collectivité des associés décide de la distribution de ces réserves, elles profitent à l’usufruitier qui détient un droit de jouissance sur ces sommes sous la forme d’un quasi-usufruit légal (Orlhac C., Fruleux F., Distribution de réserves et démembrement de propriété : clarification civile et apports fiscaux, JCP N 2015, n° 38, p. 1167 ; Blanchard C., Quasi-usufruit de réserve distribuées : quelles incidences patrimoniales ?, JCP N 2015, n° 40, p. 1177). Si la distribution des réserves altère la substance du capital et profite donc au nu-propriétaire, la jouissance doit être réservée à l’usufruitier, non pas à charge d’en conserver la substance puisqu’il s’agit d’un bien consomptible, mais à charge de supporter une dette de restitution.

Ici, la chambre commerciale reconnait l’origine légale du quasi-usufruit qui porte sur la distribution des réserves et elle admet la déductibilité fiscale de la dette de restitution du quasi-usufruitier. Dans un premier temps, le 27 mai 2015, un héritier obtient qu’elle puisse être inscrite au passif successoral et diminuant ainsi les droits de mutation à titre gratuit. Puis, dans un second temps, le 24 mai 2016, le Cour n’hésite pas à contredire l’administration fiscale (BOI-PAT-ISF-30-60-20, n° 50) en permettant à un quasi-usufruitier, redevable de l’impôt sur la fortune, de déduire ce passif de l’assiette de cet impôt.
 

Une doctrine divergente…


La doctrine discute encore largement cette analyse, qu’elle juge malheureuse. En effet, à l’instar du professeur Mortier (Mortier R., La fausse équation : réserves + usufruit = quasi-usufruit, Dr. sociétés août 2015, comm. 144), une partie d’entre elle estime que la substance des parts sociales réside dans leur valeur nominale et non dans les capitaux propres. Les bénéfices mis en réserve ne forment donc pas un produit mais ils demeurent un fruit et leur distribution n’altère en rien la substance des titres sociaux. Les dividendes doivent profiter en pleine propriété à l’usufruitier en vertu de l’article 586 du Code civil, le démembrement est proscrit.
 

Les réserves : un accroissement de l’actif social qui ne pourrait bénéficier qu’au nu-propriétaire ?


L’analyse dissonante de la première chambre civile


Dans un attendu sans équivoque, la première chambre civile de la Cour de cassation juge que les fonds provenant de la distribution des réserves doivent bénéficier au seul nu-propriétaire. Le requérant avançait que les bénéfices, dès lors qu’ils sont distribués, sont par nature des fruits et ne doivent donc profiter qu’à l’usufruitier seul. La Haute juridiction répond que « l’usufruitier n’a plus aucun droit sur les bénéfices qui ont été mis en réserve, lesquels constituent un accroissement de l’actif social et reviennent en tant que tel au nu-propriétaire. ». L’usufruitier de parts sociales n’a qu’un droit d’ordre public, celui du vote d’affectation des bénéfices, s’il a vocation à les recevoir, il peut en décider autrement et les placer en réserve. Ils profiteront alors irrévocablement au nu-propriétaire et le quasi-usufruit serait ainsi sans fondement juridique.

Par cette décision qui n’hésite pas à s’opposer tant à la jurisprudence de la chambre commerciale qu’à la doctrine, la première chambre civile risque de susciter une forte controverse. De nombreuses interrogations pourront être soulevées si cette analyse devait être maintenue par la Cour de cassation. Un débat pourrait à nouveau voir le jour entre praticien, doctrine et administration fiscale, sur les raisons qui conduiraient l’usufruitier à voter la mise en réserve des bénéfices et ainsi sa renonciation irrévocable à les percevoir.
 
Source : Actualités du droit