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Réforme de la responsabilité civile : la cour d’appel de Paris apporte sa pierre à l’édifice

Civil - Responsabilité
Affaires - Droit économique
28/06/2019
Le 25 juin 2019, un groupe de travail de la cour d’appel de Paris a rendu public un rapport intitulé : « la réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques » Un rapport soucieux d’ancrer la responsabilité civile dans la sphère économique. Tour d’horizon de ses propositions phares.
En juin 2016, Jean-Jacques Urvoas, alors garde des Sceaux, avait insisté sur la nécessité de réformer la responsabilité civile, un droit vieux de deux siècles. Il avait justifié cette réforme
par la « sécurité juridique et le respect du principe constitutionnel d’accessibilité et de prévisibilité de la loi » (v. Jean-Jacques Urvoas, ministre de la Justice : « Cette réforme est absolument nécessaire pour des raisons de sécurité juridique », Actualités du droit, 1er juin 2016).
 
Plus de deux ans après la parution du projet de réforme (v.Levée de rideau sur le projet de réforme de la responsabilité civile, Actualités du droit, 13 mars 2017),c’est au tour de la cour d’appel de Paris de faire part de ses recommandations. 

Un groupe de travail présidé par Muriel Chagny, professeure des universités, vient de dévoiler ses propositions en la matière. Universitaires, avocats, magistrats de la cour d’appel de Paris, juges au tribunal de commerce de Paris. Tous ces acteurs de l’écosystème juridique ont été entendus (v. Réforme de la responsabilité et relations économiques : le rapport de la cour d’appel de Paris vient de paraître, Actualités du droit,25 juin 2019)

Le groupe de travail a également auditionné des experts-comptables, la Fédération française des assureurs et les représentants des entreprises (CCI Paris Ile-de-France, MEDEF).
 
Cette fois-ci, les règles de la responsabilité civile sont envisagées sous le prisme de la vie économique « c’est donc à l’aune de l’attractivité du droit français de la responsabilité civile que le projet de réforme et ses conséquences sur les relations économiques ont été examinés » souligne Chantal Arens, première présidente de la cour d’appel de la Paris.  
 
Ce rapport poursuit un double objectif. D’une part, il propose des modifications des textes du projet de réforme de la responsabilité civile. D’autre part, il formule des recommandations à propos de dispositions qui ne figurent pas dans le Code civil.  
 
Faute de la personne morale : abandon de la définition proposée par le projet de réforme
Pour mémoire, le projet de réforme proposait que l’article 1242-1 du Code civil soit rédigé ainsi : « La faute de la personne morale résulte de celle de ses organes ou d’un défaut d’organisation ou de fonctionnement » (Groupe de travail, rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avr. 2019).

Le rapport, pour sa part, se prononce en faveur de la suppression de cet article. Plusieurs raisons sont invoquées pour justifier ce changement de cap, dont l’absence d’utilité de cette disposition : « la jurisprudence n’a pas attendu de définition générale de la faute civile des personnes morales pour condamner celles-ci à réparer les dommages commis par leur fait personnel » » (Groupe de travail, rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avr. 2019).
 
Le groupe de travail estime également que la rédaction proposée par le projet de réforme peut s’avérer néfaste pour l’attractivité du droit français. Il soutient notamment que ce texte pourrait entraîner une ingérence du juge dans la gestion de la société. Une intervention qui porterait atteinte au principe de non-immixtion du juge dans les affaires sociales.

Encadrer la responsabilité des contractants à l’égard des tiers
Selon les auteurs du rapport, l’arrêt Myr’ho du 6 octobre 2006 (Cass. ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255) assimile tout manquement contractuel à une source de responsabilité à l’égard des tiers.

Estimant qu’elle est un frein à l’attractivité du droit français, le rapport juge que cette solution n’est pas tenable. Dans le sillage de l’avant-projet de réforme, il prône une approche plus restrictive, à savoir que le manquement ne constitue une source de responsabilité contractuelle à l’égard des tiers que lorsqu’il constitue un fait générateur de responsabilité délictuelle.

Une autre piste est également envisagée : « à défaut on pourrait introduire un mécanisme analogue à celui du Vertrag mit Schutzwirkung für Dritte (contrat avec effet protecteur pour les tiers) du droit allemand. Ce mécanisme permet aussi de faire bénéficier certains tiers des règles de la responsabilité contractuelle à l’encontre du débiteur, mais il repose sur la réunion de plusieurs conditions : proximité du tiers / intérêt du créancier / prévisibilité pour le débiteur / subsidiarité » » (Groupe de travail, rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avr. 2019).
 
L’amende civile maintenue
Alors que l’avant-projet était soumis à consultation publique, Jean-Jacques Urvoas, soulignait que l’instauration de l’amende civile constituait l’une des principales innovations de cette réforme (Jean-Jacques Urvoas, ministre de la Justice : « Cette réforme est absolument nécessaire pour des raisons de sécurité juridique », Actualités du droit, 1er juin 2016).
 
Pour rappel, l’article 1266-1 figurant dans le projet de réforme prévoit « qu’en matière extracontractuelle lorsque l’auteur du dommage a délibérément commis une faute en vue d'obtenir un gain ou une économie, le juge peut le condamner, à la demande de la victime ou du ministère public et par une décision spécialement motivée, au paiement d’une amende civile » (Groupe de travail, rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avr. 2019).

Le groupe de travail dirigé par Muriel Chagny tient à conserver ce mécanisme. Toutefois, il propose que le juge ait la possibilité « de prononcer, en cas de faute lucrative, des dommages et intérêts restitutoires, plutôt qu’une amende civile » » (Groupe de travail, rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avr. 2019).
Il tient également à ce que ce dispositif soit rendu compatible avec d’autres dispositifs qui prévoient l’application d’une sanction pécuniaire.
 
Produits défectueux : l’exonération pour risque de développement conservée
Le projet de réforme prévoit que « le producteur ne peut invoquer la cause d’exonération prévue au 4° de l’article 1298 lorsque le dommage a été causé par un élément du corps humain ou par les produits issus de celui-ci, ou par tout produit de santé à usage humain mentionné dans le premier chapitre du Titre II du livre 1 er de la cinquième partie du code de la santé publique » » (Groupe de travail, rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avr. 2019). Il s’agit de l’exonération pour risque de développement.
Bien qu’il soit difficile,en pratique, de faire valoir avec succès cette exonération, le rapport de la cour d’appel est favorable à son maintien. Il considère que son abandon pourrait « nuire à l’innovation, comme l’a d’ailleurs souligné la Commission européenne dans les différents rapports publiés par la Commission européenne en application de l’article 21 de la directive » (Groupe de travail, rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avr. 2019).
 
Une prise en compte des spécificités du préjudice économique
Bâtir une méthodologie adaptée aux spécificités du préjudice économique implique de faire peser sur le juge statuant sur une demande de dommages et intérêts une obligation de motivation renforcée. La décision de justice devrait exposer, outre la ventilation des indemnités allouées poste par poste, les méthodes et les bases de calcul retenues.

Comment faire référence à cette méthodologie à l’occasion de la réforme du droit de la responsabilité civile ? Le rapport encourage la création d’un instrument de droit souple : une circulaire qui aurait pour seul objet la réparation du préjudice économique. Un texte qui pourrait être complété par un guide méthodologique. Celui-ci pouvant faire office de « Vade mecum permettant de cadrer les débats afférents à la réparation du préjudice économique en fournissant, à la fois, des éléments méthodologiques généraux et des éléments spécifiques à tel ou tel chef de préjudice » (Groupe de travail, rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avr. 2019).
 
 
Action ut singuli : remboursement des frais engagés par les associés en cas de succès
Pour rappel, l’action ut singuli permet à un associé d’agir en responsabilité contre le dirigeant de la société au nom et au profit de cette dernière. Si le dirigeant est condamné in fine, il devra verser les dommages et intérêts à la société.

Le remboursement aux associés des frais de justice engagés en cas de réussite de leur action est préconisé. Serait donc ajoutée aux articles L. 225-252 et L. 223-22 du Code de commerce ,ainsi qu’à l’article 1843-5 du Code civil, la précision suivante : « en revanche les frais de justice proportionnés à l’action seront remboursés par la société aux demandeurs en cas de réussite de l’action sociale en responsabilité » (Groupe de travail, rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avr. 2019).
Le rapport défend également l’extension de cette action aux dirigeants de fait.

Suppression de l’action en responsabilité pour faute ayant contribué à la cessation des paiements du débiteur
Aux termes de l’article L.631-10-1 du Code de commerce « À la demande de l'administrateur ou du mandataire judiciaire, le président du tribunal saisi peut ordonner toute mesure conservatoire utile à l'égard des biens du dirigeant de droit ou de fait à l'encontre duquel l'administrateur ou le mandataire judiciaire a introduit une action en responsabilité fondée sur une faute ayant contribué à la cessation des paiements du débiteur » (Groupe de travail, rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avr. 2019).
 
Un texte qui n’est applicable qu’en cas de redressement judiciaire. Le rapport se montre favorable à sa suppression. Celle-ci permettrait d’éviter « des contentieux et des incertitudes à venir ».  
Toutefois le rapport précise que ce texte à tout le moins « mériterait-il d’être modifié pour mieux encadrer cette action tout en apportant des précisions en contemplation de l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif » (Groupe de travail, rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avr. 2019).
 
 
Action en responsabilité pour insuffisance d’actif : introduction de la faute de gestion excédant la simple négligence
Seconde action en responsabilité spécifique prévue par le livre VI du Code de commerce, elle s’est substituée en 2005 à l’action en comblement de passif. Les conditions de mise en œuvre de cette action sont les suivantes :
– que l’entreprise soit placée en liquidation judiciaire ;
– une insuffisance d’actif ;
– une faute de gestion ;
– la contribution des dirigeants de droit ou de fait à cette insuffisance d’actif.
Le groupe de travail préconise une clarification de l’engagement de cette responsabilité. Parmi les options possibles « la deuxième consisterait à mieux coordonner ces deux actions en prévoyant que dans les deux cas, seule une faute de gestion excédant la simple négligence peut permettre l’engagement de la responsabilité du dirigeant ; cela permettrait, à la fois, une meilleure cohérence tout en évitant les difficultés lorsque le redressement judiciaire est converti en liquidation judiciaire en cours d’instance » (Groupe de travail, rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avr. 2019).
 
L’adoption d’une liste non exhaustive des chefs de préjudices en matière économique
Cette adoption pourrait s’opérer par la loi ou par le biais d’un instrument de droit souple souligne le rapport. Une telle liste, au-delà d’améliorer l’accessibilité du droit des justiciables « serait particulièrement utile en complément de l’introduction, à la faveur de la réforme, d’une obligation faite au juge de statuer distinctement sur chaque chef de préjudice invoqué » (Groupe de travail, rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avr. 2019).
 
Consécration légale de la possibilité pour le juge d’estimer le montant du préjudice
Selon les auteurs du rapport, consacrer une telle possibilité lui conférerait une plus grande visibilité tant auprès des justiciables que des magistrats. À défaut d’une telle consécration, cette possibilité pourrait figurer dans un instrument de droit souple. Dans un telle hypothèse, la création d’un guide des bonnes pratiques de la réparation des préjudices économiques est suggérée.
 
Préciser le point de départ de l’action en responsabilité civile
L’action fondée sur le droit commun de la responsabilité civile se voit appliquer le même délai de prescription que celui qui joue en droit spécial des pratiques anticoncurrentielles. Cependant, le rapport relève que l’article 2224 du Code civil est d’une moindre précision que l’article L. 482-1 du Code de commerce. Ainsi, estiment les auteurs du rapport il « apparaît opportun d’identifier plus précisément quels sont les faits pertinents dans le cas d’une action en responsabilité civile ».
La rédaction suivante est ainsi proposée : « En matière de responsabilité civile, le délai de prescription commence à courir du jour où la victime a connu ou aurait dû connaître de façon cumulative : le fait générateur de responsabilité, le dommage que lui cause ce fait générateur et l’identité de l’une des personnes à qui ce fait générateur peut être imputé »  (Groupe de travail, rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avr. 2019).

L’insertion des dispositions consacrées à la concurrence déloyale et au parasitisme dans le Titre IV du Livre IV du Code de commerce
La concurrence déloyale et le parasitisme ont fait l’objet d’une construction jurisprudentielle qui repose sur le droit commun de la responsabilité civile.
La Cour de cassation a élaboré une présomption visant à faciliter la situation de la victime. Concrètement, la Haute juridiction infère donc l’existence du préjudice de l’acte fautif. Une construction prétorienne que le projet de réforme de la responsabilité civile ne remet pas en cause. En revanche, le rapport prend soin de souligner que « le droit positif n’est pas parfaitement stabilisé par rapport à cette présomption jurisprudentielle » (Groupe de travail, rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avr. 2019).
 
Ainsi, le groupe de travail appelle de ses vœux une consécration légale de cette présomption. Il suggère également « de remédier aux incertitudes tenant notamment au champ d’application du dénigrement par rapport à celui du droit de la presse et plus particulièrement par rapport au délit de diffamation » (Groupe de travail, rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avr. 2019).
 
Un projet de loi pourrait être présenté en conseil des ministres avant la fin de l’année...

 
Pour en savoir plus sur la position de ce rapport sur la responsabilité en matière d'intelligence artificielle, v. Réforme de la responsabilité et intelligence artificielle : le rapport de la cour d’appel de Paris refuse de se prononcer, Actualités du droit, 28 juin 2019.
Source : Actualités du droit