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Image  Maître Émilie Chandler, Avocat of Counsel, NMCG Avocats, Paris

Me Émilie Chandler  : le procès du Médiator « est un événement majeur pour faire émerger une certaine idée de la justice en matière de santé publique et de responsabilité pharmaceutique »

Pénal - Vie judiciaire
Public - Santé
02/12/2019
Le 23 septembre 2019 s’est ouvert, devant la 31e chambre du tribunal correctionnel de Paris, le procès du benfluorex, plus communément connu sous le nom commercial « Médiator ». Une instruction de près de dix ans pour tenter d’obtenir des réponses et une vérité judiciaire pour des milliers de victimes, des centaines d’avocats et des dizaines d’experts qui vont se succéder à la barre. Me Émilie Chandler, Avocat of Counsel (NMCG Avocats, Paris) assistant de nombreuses parties civiles, répond à nos questions.
Dans cette affaire, les témoignages sont techniques et les expertises quasi-exclusivement scientifiques, pour comprendre comment une spécialité pharmaceutique a pu continuer à être commercialisée, alors que des études issues de revues médicales spécialisées pouvaient montrer une dangerosité importante. Ce procès est un événement majeur pour faire émerger une certaine idée de la justice en matière de santé publique et de responsabilité pharmaceutique. Il permet également de montrer au grand public que le droit de la santé est une matière à part entière, dont les impacts dans la vie quotidienne de chaque justiciable sont considérables. Ce scandale a également conduit les pouvoirs publics à modifier la réglementation française et législation interne et donné davantage de pouvoir à l’Agence nationale de santé et du médicament et des produits de santé (ANSM), en créant des sanctions administratives et en augmentant le quantum des peines des infractions pénales encourues dans ce champ d’activité spécifique.
 

1. Actualités du droit : La phase de jugement de l’affaire du Médiator s’est ouverte il y a quelques semaines. Pouvez-vous nous rappeler les faits et les qualifications retenues dans la prévention ?


Le Médiator, dont la molécule est le benfluorex, était commercialisé depuis 1976 en France et a été retiré du marché par les autorités sanitaires en 2009. Cette molécule a pu être prescrite chez des personnes de tous âges, présentant un taux de graisses trop élevé dans le sang ou un taux de sucre trop élevé dans le sang ou bien encore en complément au régime adapté chez les diabétiques en surcharge pondérale. L’une des difficultés est que cette substance a pu faire l’objet de prescription dans un but exclusivement anorexigène, en dehors du cadre de son autorisation de mise sur le marché, chez des personnes ne présentant aucune pathologie et souhaitant simplement perdre du poids.
 Après de longues années d’enquête pénale, des personnes physiques et des personnes morales sont renvoyées devant la justice (14 au total) pour des faits non couverts par la prescription, même si certaines datent de plus de vingt ans. Les principales infractions poursuivies dans ce dossier sont les suivantes : obtention frauduleuse de document administratif constatant un droit, une identité ou une qualité accordant une autorisation, tromperie sur une marchandise entrainant un danger pour la santé de l’homme ou de l’animal, escroquerie par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence, blessures involontaires par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence, homicide involontaire par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence.
L’implication des prévenus est évidemment très différente en fonction de leur statut et de leur participation aux faits reprochés. Il s’agit en réalité de comprendre comment un médicament a pu faire l’objet d’une renouvellement de son autorisation de mise sur le marché par l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS ; ANSM depuis 2012), alors que des études scientifiques avaient montré des complications cardiaques et pulmonaires graves imputables à la prise de ce produit. Il y a également tout une discussion médicale et juridique sur le caractère anorexigène du produit mis sur le marché et ses risques sur l’organisme humain. Enfin, se pose la question de la prescription de cette molécule à des fins toutes autres que celles visées par l’autorisation de mise sur le marché par des professionnels de la santé.
 

2. Actualités du droit : Quels seraient vos conseils pour les personnes s’estimant victimes du benfluorex et qui ne seraient pas encore parties à la procédure ?

 
Rappelons que l’instruction pénale a duré près de dix ans et s’est tenue devant les magistrats de Paris, en raison d’une part de la spécialisation du Pôle Santé publique du Tribunal de grande instance (TGI) de Paris et de Nanterre eu égard à l’adresse du siège social du laboratoire poursuivi. L’orientation des plaintes s’est faite sur la base des certificats médicaux joints par les victimes lors de leur dépôt au commissariat ou à la gendarmerie ou directement auprès des services de l’instruction et de leur analyse par les médecins désignés par les juges d’instruction. En fonction des préjudices, les victimes étaient orientées soit dans le volet « blessures involontaires », soit dans le volet « tromperie » de l’instruction pénale.
Pour les cas les plus graves, des expertises ont pu être diligentées pour établir l’imputabilité entre la prise de benfluorex et les complications connues de valvulopathie, d’hypertension cardiaque ou pulmonaire. Sur la base de ces rapports d’expertise, l’indemnisation des préjudices corporels des victimes a pu, sous certaines conditions, avoir lieu devant les juridictions civiles.
Certaines d’entre elles ont préféré choisir la voie amiable en saisissant le Collège « Benfluorex » mis en place par l’ Office national d'indemnisation des accidents médicaux (ONIAM) et qui, dans de rares cas, a pu aboutir à des transaction confidentielles avec les Laboratoires Servier.
 Pourtant, de nombreuses personnes n’ont encore effectué aucune démarche, en raison du coût de ces procédures, notamment des frais d’avocat et d’expertise. Or, si elles ne bénéficient ni de l’aide juridictionnelle, ni d’un contrat de protection juridique, ces frais représentent une grosse charge pour un foyer aux revenus moyens, sans aucune certitude sur l’issue du procès et donc d’un potentiel remboursement.
Pour ces personnes qui n’ont jamais tenté de faire valoir leur droit dans cette affaire, il n’est pas trop tard pour se constituer partie civile dans le cadre du procès en cours. Il faut néanmoins pouvoir produire la preuve de la prescription de Médiator pour au moins tenter de se voir reconnaître la qualité de partie civile et de victime de tromperie. Une prescription médicale par le médecin traitant de l’époque est un commencement de preuve, mais n’est pas toujours suffisant.
Pour les personnes présentant des préjudices corporels importants, il est nécessaire de reconstituer le dossier médical, permettant de retracer le parcours de soins et les complications pouvant être imputables à la prise de la spécialité pharmaceutique en cause. Elles peuvent faire la demande de copie de leur dossier médical à l’ensemble des professionnels et établissements de soins les ayant prises en charge durant la période de prescription de benfluorex et des complications. Ces victimes peuvent toujours, en parallèle, solliciter une mesure d’expertise pour faire établir l’imputabilité de ceux-ci à la spécialité pharmaceutique et surtout l’évaluation des préjudices en découlant et pouvant donner lieu à indemnisation.
 

3. Actualités du droit : Le dossier a été porté devant les juridictions pénales. Dans ce type d’affaire, est-ce préférable à une action de groupe en santé ou à une action en représentation collective ?

 
En matière de santé publique et de réparation du dommage corporel, l’action de groupe telle que prévoit le droit français n’est pas la solution la plus adaptée à ce jour. Et, ce, en raison de la question de l’imputabilité et de l’évaluation des préjudices qui varient d’une personne à une autre. Dans la cas de la tromperie et du préjudice moral pouvant en résulter, dans le cas précis de la prise de benfluorex, les victimes recherchent avant tout la reconnaissance de la responsabilité pénale des auteurs des infractions en invoquant « Plus jamais ça ». Leur indemnisation n’est finalement souvent que l’accessoire de leur demande.
 

4. Actualités du droit : Ce procès s’annonce « hors normes ». Comment, concrètement, est jugée une affaire d’une telle ampleur ?

 
Ce procès hors norme est une grande première dans le milieu de la santé publique. Il y a eu les procès de la clinique du sport, du sang contaminé et plus récemment des prothèses PIP. Mais la durée de l’instruction était très inférieure, le nombre de victimes potentielles également et la durée de l’audience incomparable.
Le procès qui s’est ouvert le 23 septembre 2019 dans le cadre du dossier benfluorex devrait s’étendre jusqu’au 30 avril 2020, du lundi ou jeudi de chaque semaine. Il est particulièrement difficile pour un avocat n’ayant qu’un client partie civile d’assister aux audiences. Les avocats ont donc mutualisé leur présence lors des audiences et certains cabinets se font régulièrement et confraternellement substituer devant le tribunal. Ce n’est évidemment pas le cas pour les avocats des prévenus : leur présence est évidemment nécessaire chaque jour, car la procédure est orale et que les témoignages des différents experts peut toujours venir modifier la stratégie à envisager.
Matériellement, le procès peut être diffusé dans plusieurs salles d’audience en simultané. En réalité, plus d’un mois après le début du procès, l’audience se tient quotidiennement dans une seule salle. Compte tenu du nombre d’avocats, nous avons une adresse mail commune, qui a été créée par le service informatique du tribunal et qui permet aux avocats d’échanger directement avec le greffe, dans le respect du principe du contradictoire, pour plus de facilité.
 

5. Actualités du droit : Les différentes réformes du dispositif de sécurité sanitaire ayant lieu depuis la fin de la commercialisation du médicament en cause sont-elles suffisantes pour limiter le risque que ce type de faits se reproduise ?

 
Le procès en cours fait apparaître de nombreuses questions pour lesquelles les différentes experts et témoins tentent d’apport au moins un début de réponse. Néanmoins, l’ampleur de la procédure fait apparaître l’existence de dysfonctionnement dans le dispositif de contrôle des produits pharmaceutiques et dans la procédure de renouvellement d’autorisation de mise sur le marché.
Depuis le début de cette affaire, le législateur a pris des mesures concrètes et notamment par l’ordonnance du 19 décembre 2013 (Ord. n° 2013-1183, 19 déc. 2013, JO 20 déc.), prise en application de l’article 39 de la loi du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé (L. n° 2011-2012, 29 déc. 2011, JO 30 déc.). L’objectif annoncé était d’harmoniser et de mettre en cohérence les dispositions relatives aux sanctions pénales et aux sanctions administratives dans le domaine des produits de santé mentionnés à l’article L. 5311-1 du Code de la santé publique, d’adapter les prérogatives des agents et des autorités chargés de constater les manquements punis par ces sanctions. Ceci, en renforçant notamment leurs pouvoirs d’action et en créant la possibilité pour certains inspecteurs de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et des Agences régionales de santé (ARS) d’effectuer des coups d’achat sur internet et, pour les officiers et agents de police judiciaire de créer des cyber patrouilles afin de lutter contre les trafics de produits de santé. Ainsi, une refonte importante du système de sécurité sanitaire des produits de santé a été opérée pour concilier sécurité des patients et accès au progrès thérapeutique.
Plus précisément, les sanctions en matière de santé publique ont été réadaptées, notamment par la création, en lieu et place de certaines incriminations pénales sanctionnant des comportements ne présentant pas de risque direct pour la santé publique, des mécanismes de sanctions administratives. Les comportements réprimés, constituant des manquements administratifs, sont dès lors punis de sanctions financières pouvant être prononcées suivant leurs champs d’intervention par l’ANSM ou les ARS. Le quantum des peines a aussi été réévalué, pour les infractions en lien avec des substances pharmaceutiques ou vénéneuses.
Après les enquêtes qu’elles ont pu mener, les ARS peuvent indiquer au parquet si le prononcé d’une sanction financière est envisagé et/ou si d’autres mesures administratives ont été prises (mises en demeure, injonctions, décisions de police sanitaire). Plus particulièrement, les articles L. 5421-4, L. 5421-5 et L. 5421-6 du Code de la santé publique ont été précisés : ils répriment de deux ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende le fait, pour toute personne exploitant un médicament ou un produit de santé, de ne pas communiquer à l’ANSM toute information nouvelle de nature à influencer l’évaluation des bénéfices et des risques du médicament ou du produit concerné ou de ne pas transmettre les données demandées par l’agence dans le délai imparti, toute interdiction ou restriction imposée par les autorités compétentes de tout pays dans lequel le médicament ou produit est mis sur le marché, tout arrêt de la commercialisation d’un médicament dans un autre État et de ne pas préciser le motif de cet arrêt.
De nouvelles infractions ont été créées, pour sanctionner le défaut de signalement d’incidents, de risques d’incidents ou d’effets indésirables de la part de certains professionnels de santé, lesquels sont souvent les premiers à être informés par les patients de problèmes en lien avec un médicament ou un dispositif médical avec l’article R. 5421-1 du Code de la santé publique, par exemple.
Pour s’adapter à la délinquance contemporaine, et alors que l’article L. 5432-2 du Code de la santé publique punit de cinq ans d'emprisonnement et de 375 000 euros d'amende, le fait pour quiconque, de fabriquer, d'importer, d'exporter, de transporter, d'offrir, de céder, d'acquérir, de détenir, d'employer de manière illicite ou de se faire délivrer au moyen d'ordonnances fictives ou de complaisance, le fait d’y procéder via internet est désormais une circonstance aggravante.
Cet arsenal juridique, crée dans les suites du scandale du benfluorex, permet ainsi une intervention des autorités sanitaires face à des dysfonctionnements constatés au sein des laboratoires pharmaceutiques sans se limiter à une simple certification des dossiers de mise sur le marché. Les pouvoirs des ARS et de l’ANSM permettent aujourd’hui un contrôle non seulement a priori, par l’autorisation de mise sur le marché, mais également a posteriori, avec des pouvoirs d’enquête consacrés et la création de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (OCLAESP), brigade spécialisée de la gendarmerie pour intervenir sur le terrain et avec les méthodes scientifiques les plus récentes.

Propos recueillis par Aude Dorange et Ekaterina Berezkina

Sur les autorisations de mise sur le marché des médicaments, voir Le Lamy Droit de la santé, étude n° 438 (mise à jour Peigné J., sept. 2019).


 
Source : Actualités du droit